SHEIN OU L’ART DE PROSPERER SUR L’INDIGNATION
SHEIN OU L’ART DE PROSPERER SUR L’INDIGNATION
Le mercredi 5 novembre dernier, l’enseigne Shein a ouvert son corner au BHV Marais et a ainsi, ravivé un débat houleux : comment une marque régulièrement accusée d’exploitation humaine et de désastre écologique peut-elle continuer à séduire autant ? Le paradoxe contemporain de cet évènement se trouve dans le fait que ; ce qui était censé être une célébration de la mode accessible ; met en lumière la capacité d’une entreprise à prospérer sur l’indignation qu’elle provoque.
Shein enregistrait une nouvelle hausse de son site français, pendant que parallèlement, des militant.e.s écologistes manifestait devant les portes du BHV Marais. Un contraste perturbant mais qui en réalité, met en lumière un phénomène plus large : dans cette période de constante demande d’attention imposée par le capitaliste, la controverse est devenue un excellent outil de croissance.
Shein au BHV : les patrons des deux entreprises s’affichent sur la façade du grand magasin© MB/LSA
Frédéric Merlin, propriétaire de l’enseigne BHV, et Donald Tang, président exécutif de Shein avec son chien, s’affichent sur la façade du grand magasin à quelques jours de l’arrivée de Shein au BHV.
Aux origines d’une révolution digitale
La marque Shein est née en 2008 à Nankin, dans le sud de la Chine et est d’abord vue comme un simple outil d’e-commerce. Mais avant de devenir ce géant mondial, la marque portait un autre nom et s’appelait SheInside et se concentrait sur la vente de robe de mariée et de vêtements à bas prix destinés uniquement au marché chinois.
Il a été jugé trop long et difficile à prononcer pour le public occidental et cela limitait son expansion. En 2015, l’entreprise décide alors de le raccourcir en Shein et ce changement est la traduction d’un repositionnement global, marketing et culturel : en changeant de nom, Shein devient une marque pensée pour être universelle et facilement mémorisable sur tous les marchés.
Avec ce rebranding, le simple site chinois d’e-commerce prend un tournant en s’affirmant comme acteur de la mode numérique. Cette transformation annonce la triste méthode qui en fera un succès : Adapter. Absorber. Reproduire.
Le succès de Shein repose sur sa capacité avant-gardiste à analyser les tendances avant que ces dernières ne deviennent virales grâce à un algorithme qui scanne en continu les réseaux sociaux (TikTok, Pinterest, Instagram) et détecte les potentielles coupes, motifs ou couleurs émergentes. Et en moins de 72 heures, ces éléments sont transformés en produits et sont commercialisés.
Shein met en ligne près de 10000 nouvelles références chaque jour quand les enseignes H&M ou Uniqlo n’en mettent quelques centaines. (The Business of Fashion, 2023). Chaque vêtement est considéré comme une donnée : ce n’est plus de la création basée sur l’inspiration mais sur la réactivité.
C’est cette réactivité qui a été la clé du succès de Shein car elle ne vend pas seulement des habits mais également la sensation d’être toujours à jour. Un modèle en parfaite corrélation avec la culture du scroll, où tout se consomme, se renouvelle et s’oublie aussi vite qu’un post TikTok.
Derrière cette prouesse technique se cache cependant une mécanique contestée.
Le documentaire Inside the Shein Machine révèle en 2022 que des ouvrières chinoises souvent migrantes, travaillaient jusqu’à 18 heures par jour pour seulement quelques centimes et avec uniquement un jour de repos par mois.
Sur le plan environnemental, Shein est l’exemple parfait des conséquences négatives de la fast-fashion : surproduction massive, pollution textile à grande échelle, matières toxiques etc.
D’après The Guardian (2023), la marque produirait plus de 6000 tonnes de vêtements par jour, un chiffre vertigineux qui alimente un cycle de gaspillage presque invisible pour le consommateur final.
L’on aurait pu penser que ces révélations allaient être un coup de massue, mais loin de freiner la croissance de l’entreprise, elle semble, au contraire, avoir renforcé sa présence médiatique. Pour la marque, chaque critique est moteur de visibilité : elle prospère sur l’indignation.
Le BHV comme scène du paradoxe.
D’un côté, un grand magasin historique fondée en 1856, associé au savoir-faire, à la durabilité et à l’artisanat français.
De l’autre, une enseigne emblématique de la consommation rapide, née du numérique et accusée d’exploitation.
Des militant.e.s ont dénoncé une trahison « symbolique », rappelant que le BHV avait incarné pendant longtemps la qualité et l’élégance parisienne. Mais malgré les critiques et les appels au boycott, les rayons du corner Shein étaient remplis.
Les images des files d’attentes ont fait le tour des réseaux sociaux et un pic de recherche Google « SHEIN Paris » est à noter entre la date du 5 et 6 d’après les chiffres de Google Trends.
Ce qui aurait dû être un scandale est finalement devenu une campagne gratuite d’envergure nationale.
Shein a accepté ce que beaucoup d’entreprises redoutent : être détesté vaut mieux qu’être ignoré c’est pour cela qu’au lieu d’apaiser les polémiques, elle les laisse circuler. Chaque article, tweet, vidéos TikTok maintient son nom dans les tendances.
Shein n’est pas la première marque à être critiquée pour ses pratiques, mais elle est sans doute la première à en tirer une telle efficacité digitale.
Ses campagnes se nourrissent du rythme des réseaux : plus la conversation s’enflamme, plus la marque se rend incontournable. Et, en toile de fond, une leçon dérangeante : la maîtrise du digital permet de survivre à la désapprobation morale.
Ce modèle interroge notre rapport à la consommation : la viralité a-t-elle pris le pas sur la valeur ? L’engagement doit-il être mesuré en vues ou en impact réel ?
Le cas Shein est une représentation du miroir de notre époque.
Il rappelle que la puissance d’une stratégie ne garantit pas la justesse d’un message. Dans un monde où l’attention semble être la ressource la plus convoitée, la responsabilité des communicant.e.s devient centrale.
Comprendre le fonctionnement de Shein, c’est apprendre à déceler la différence entre communiquer et manipuler et la différence entre engager et exploiter.
Shein a gagné la bataille de la visibilité mais à quel prix ? Son arrivée au BHV Marais illustre la tension de la conscience et des valeurs dans le monde de la mode.
La marque incarne le triomphe du marketing sur la morale, mais aussi sa fragilité ; car bâtir sur l’indignation, c’est également construire sur une émotion instable.
Pour les communicant.e.s de demain, le véritable enjeu sera certainement de réconcilier la stratégie avec l’éthique et la performance et la responsabilité.
Une réflexion menée dans le cadre des enseignements de l’ECITV, école des métiers du digital et de l’audiovisuel.
